13 années d'expertises pour l'accident du Mont Sainte Odile

 
 
 
   27 février 2005
 

Treize ans après, l'enquête sur le crash du mont Sainte-Odile piétine

 
 
Le 20 janvier 1992, 87 passagers de l'Airbus A320 d'Air Inter périssaient dans la catastrophe. 
Depuis, sept personnes ont été mises en examen mais le juge ne parvient pas à clore 
son instruction. Les dix experts nommés pour élucider les causes du drame ont multiplié 
les rapports contradictoires.
 
Colmar (Haut-Rhin) et Saverne (Bas-Rhin) de notre envoyé spécial
 
Il faudra encore attendre. Six mois, un an ou davantage... Treize ans après
la catastrophe aérienne du mont Sainte-Odile, survenue le 20 janvier 1992,
un énième supplément d'expertise devrait parvenir sur le bureau du juge
André Schmidt, chargé d'instruire le dossier à Colmar dans les tout premiers 
jours du mois de mars. 
 
Commandé il y a plus de six mois, ce document devait être remis début
février. Mais, dans cette affaire, que valent quelques semaines de plus ou
de moins ?
 
Alvaro Rendon n'a plus de colère, mais il ne lâchera pas. Par expérience, 
ce directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la neurologie de la rétine 
à l'hôpital Saint-Antoine de Paris, sait ce qu'un travail d'expertise peut
exiger de temps. Pour autant, Alvaro Rendon, cette fois, s'impatiente. Avec
l'association ECHO (Entraide de la catastrophe des hauteurs du Sainte -Odile), 
dont il est le président, voilà maintenant treize ans qu'il mène bataille 
pour "retrouver la paix".
 
Le 20 janvier 1992, à 19 h 20, un Airbus A320 de la compagnie Air Inter
s'écrasait sur les hauteurs du mont Sainte-Odile, près de Strasbourg. Des
décombres de l'appareil, les secours avaient relevé 9 rescapés et extrait 
87 cadavres, 
dont celui de l'épouse d'Alvaro Rendon.
 
Dès le lendemain, les autorités ont engagé une enquête judiciaire, confiée
dans un premier temps au juge d'instruction de Colmar François Guichard.
Depuis, de rapports en compléments d'expertise, de contre-expertises en
confrontations, cette enquête piétine.
 
A ce jour, sept personnes ont été mises en examen pour "homicides et
blessures involontaires" : trois dirigeants d'Air Inter (devenue Air
France), deux cadres de la direction générale de l'aviation civile (DGAC),
un contrôleur aérien et un ancien directeur technique d'Airbus Industrie.
Mais il n'empêche, ce dossier s'enlise : y interviennent dix experts qui ont rédigé 
cinq rapports, autant de compléments ou de contre-expertises,
auxquels s'ajoute celui de la commission administrative remis en novembre
1993.
 
Loin d'aider la justice, ces expertises qui s'amoncellent dans les armoires
du juge Schmidt, désigné en février 2002 pour succéder à M. Guichard,
semblent au contraire en ralentir le cours. "Dans cette affaire, les
victimes sont baladées d'expertise en expertise", déplore Me Laurence Fabre, 
l'une des avocates d'ECHO. Et d'évoquer la dernière en date, dont la demande 
remonte au printemps 2003.
 
"ASSEZ INVRAISEMBLABLE"
 
Le 12 avril de cette année-là, Claude Guibert, l'un des experts, adressait
un courrier au juge Schmidt, qui s'apprêtait à boucler son instruction.
L'objet de cette missive ? Informer le magistrat que de nouveaux éléments
remettaient en cause sa propre expertise, réalisée deux années auparavant.
"C'est tout de même assez invraisemblable, s'étonne Me Olivier Charles,
l'autre avocat d'ECHO. Alors qu'il a terminé sa mission depuis deux ans, un
expert s'auto-ressaisit."
 
Las. Le juge a tout de même pris acte de ce rebondissement et fixé au 1er
novembre 2003 la remise des conclusions. Celles-ci furent déposées le 10
août 2004, dix mois après la date souhaitée. Après l'ergonomie de la cabine
de pilotage, l'absence de détecteur de proximité du sol, appelé GPWS, la
défaillance révélée concernait, cette fois, un équipement électronique qui
permet à l'avion de mesurer sa position dans l'espace par rapport à des
balises au sol, à l'approche de la piste d'atterrissage.
 
Cette hypothèse, sévèrement critiquée par les avocats d'Airbus et de la
DGAC, avait déjà été envisagée dans le rapport administratif de M. Monnier.
Rien de très nouveau donc, comme le reconnaissent toutes les parties. Mais,
dix ans après, elle a - encore une fois - ajourné le terme de l'instruction.
"On est dans un contexte procédural qui ne permet pas de dire de quoi
l'avenir sera fait", confie un proche de l'enquête.
 
Déjà, en 1996, alors que M. Guichard s'apprêtait à clore le dossier, deux
experts, Jean Belotti et Max Venet, affichaient une divergence importante :
l'un affirmait qu'il pouvait conclure que les pilotes contrôlaient la
descente de l'appareil, l'autre estimait qu'il ne le pouvait pas.
 
"AUCUN NE FAIT AUTORITÉ"
 
Confronté à ce désaccord, le juge avait nommé deux experts complémentaires,
MM. Anglade et Louvel, qui avaient achevé leur mission quelques mois plus
tard. Dans la foulée, à la fin de l'année 1997, le juge Guichard avait
rédigé "une ordonnance de soit-communiqué aux fins de règlement"qui
épargnait complètement Airbus, au grand dam des parties civiles.
 
Celles-ci ont obtenu de la chambre d'instruction une nouvelle expertise.
Dans un arrêt rendu le 14 mai 1998, la chambre a renvoyé le dossier devant
le juge, tout en lui recommandant de procéder à la désignation d'un nombre
impair de nouveaux experts. Les magistrats espéraient ainsi qu'en cas de
divergence une majorité se dégagerait à coup sûr. "Ce n'est plus de
l'expertise scientifique, mais de l'expertise à la majorité des suffrages",
remarque avec ironie Me Olivier Charles.
 
Trois nouveaux experts - MM. Guibert, Rolland et Wannaz - ont alors rejoint
la cohorte de leurs confrères. En mars 2001, après trois années de
recherche, leur rapport est arrivé chez le juge. C'est ce rapport, dont il
est l'un des rédacteurs, que, deux ans plus tard, en avril 2003, M. Guibert
a mis en cause. Diligenté par le juge, un collège de quatre experts - MM.
Anglade, Bécavin, Bordmann et Guibert - s'est remis au travail et a conclu
en août 2004. Pour l'heure, donc, le dénouement de cette affaire reste
suspendu aux conclusions définitives et aux précisions qui devraient être
enfin notifiées dans les jours à venir.
 
Toutes les parties en conviennent : trop d'expertise nuit à l'expertise. 
"On pourrait discuter pendant quarante ans des problèmes techniques", 
lance Me Muriel Brouquet-Canale, avocate de l'ancien directeur technique 
d'Airbus, 
Bernard Ziegler. Tout en dénonçant "l'ineptie" de la dernière expertise, 
MeBrouquet-Canale souligne que la compétence technique de son client sur 
l'A320 est au moins égale à celle des experts désignés.
 
Du côté des parties civiles, Me Olivier Charles relève "l'incapacité des
experts à rendre des conclusions fiables dans un délai raisonnable". Sous 
le couvert de l'anonymat, un magistrat proche du dossier constate, pour sa
part, qu'en matière d'aviation "l'expertise est ainsi faite qu'il devient
vite impossible de travailler". "Aucun expert ne fait autorité", dit-il.
 
De fait, le collège d'experts en question est constitué d'anciens pilotes,
d'ingénieurs, d'un général d'aviation en retraite et de spécialistes en
trajectographie, qui, comme s'accordent à le noter toutes les parties, "ne
peuvent avoir de certitudes".
 
En attendant celles-ci, les associations de victimes désespèrent de
connaître la ou les causes de la mort brutale de leurs proches et les mis 
en examen de défendre leur honneur devant l'opinion.
 
Yves Bordenave
 
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Une procédure toujours en cours
 
20 janvier 1992. Alors qu'il approche de l'aéroport de Strasbourg, un Airbus
A320 de la compagnie Air Inter s'écrase sur les flancs du mont Sainte-Odile, 
en Alsace. Les secours dénombrent 87 morts et 9 survivants. Le lendemain, 
le juge d'instruction de Colmar François Guichard nomme deux experts judiciaires. 
Une commission administrative, dont la présidence est confiée à Alain Monnier, 
est créée. 
26 novembre 1993. M. Monnier remet son rapport. 
13 juillet 1996. Les deux experts judiciaires s'opposent sur le point de
savoir si les pilotes contrôlaient ou non la descente de l'avion. Le juge
nomme deux nouveaux experts. 
18 décembre 1997. Après le rapport des nouveaux experts, le juge dépose une
ordonnance qui écarte toute responsabilité du constructeur. Cette décision
provoque un tollé de l'association des victimes. 
18 juin 1998. Par arrêt de la chambre d'instruction de la cour d'appel de
Colmar, saisie par une des parties civiles, le juge nomme trois nouveaux
experts. 
10 mars 2001. Dépôt du nouveau rapport d'expertise. 
12 avril 2003. L'un de ces trois experts signale au juge d'instruction un
élément nouveau. Le magistrat demande une nouvelle expertise pour novembre
2003. 
17 janvier 2004. Le garde des sceaux, Dominique Perben, déclare aux victimes
qu'il souhaite faire accélérer la procédure, en déchargeant notamment le
juge Schmidt de ses autres dossiers. Un poste supplémentaire de juge est
débloqué à Colmar. 
10 août 2004. Dépôt du rapport. 
17 janvier 2005. Le juge convoque toutes les parties en présence des trois
experts, auxquels il demande de préciser certains points de leur rapport
d'ici au 1er février. A ce jour, ces précisions n'ont toujours pas été
notifiées. 
 
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Une quarantaine d'experts en aviation
 
 
Qu'ils soient nommés par un juge ou par des compagnies d'assurances, les
experts aéronautiques sont souvent des commandants de bord, en activité ou
non, des ingénieurs de l'aviation civile, d'anciens élèves de l'Ecole
nationale de l'aviation civile (ENAC), d'anciens de l'armée de l'air, de
l'aéronavale ou de la sécurité civile, qui ont complété leur cursus par une
formation spécialisée, comme l'une de celles que dispense l'Institut
français de sécurité aérienne (IFSA).
 
"Il n'y pas de formation particulière pour devenir expert judiciaire",
indique cependant Jean-Louis Chatelain, expert auprès des tribunaux depuis
1991. Il faut simplement convaincre le juge que "vous êtes un professionnel
reconnu dans votre spécialité et que vous êtes capable de mettre en langage
simple tous les aspects techniques de l'enquête", ajoute-t-il.
 
Le nombre d'experts serait proche de la quarantaine. Ce qui paraît suffisant
pour les "300 événements annuels qui se passent en France, de l'ULM aux plus
gros aéronefs".
 
• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 27.02.05